Propos recueillis par Caroline Rainette
15 mars 2022
Sébastien Lebray a étudié la musicologie à l’Université de Strasbourg et la musique au Conservatoire de Strasbourg de 2003 à 2010. Il est entré dans l’Éducation Nationale en 2009 suite à l’obtention de l’agrégation de musique. Affecté depuis 2014 à l’Université de Strasbourg, il a assuré des cours d’écriture, d’histoire, d’analyse, d’organologie, de formation de l’oreille, de pratiques collectives et de musique assistée par ordinateur centrés sur les musiques populaires, son répertoire de prédilection. Ses recherches portent sur l’historisme de la musique pop, les musiques électroniques et plus particulièrement la French Touch et les Daft Punk. Responsable du parcours de licence « musiques actuelles », il cherche à développer les liens entre l’Université et l’environnement culturel local (salles de concert, labels, artistes…) à travers des stages, des projets artistiques, des rencontres, des charges de cours confiées à des acteurs locaux de la filière musicale. Il mène en parallèle diverses activités artistiques : claviériste au sein du groupe So Called Wise puis auteur-compositeur-interprète sous le nom de Deer Boy, mais également compositeur de musique à l’image.
Racontez-nous votre parcours
J’ai débuté ma formation au sein de l’école de musique municipale de Lencloître, dirigée par Jean-Marie Dazas, où j’ai appris la percussion, la guitare et la formation de l’oreille. A 19 ans je suis parti étudier la musicologie à l’université de Strasbourg. En parallèle j’ai suivi la classe de guitare au conservatoire de Strasbourg, puis très rapidement j’ai intégré la classe d’écriture et culture musicale, car j’ai toujours été presque plus intéressé par la composition que par l’interprétation. A cette époque j’ai beaucoup composé, du classique mais aussi des chansons, j’ai fait partie de plusieurs groupes en musique actuelle, rock… Ces dernières années, je me suis un peu détaché de la guitare et de la percussion, pour pratiquer essentiellement le piano et le synthé. En effet, lors des études je me suis tourné vers le piano pour la composition, et je suis également entré dans un groupe en tant que claviériste.
En 2009 j’ai obtenu l’agrégation de musique, j’ai été professeur en collège pendant quelques années, et depuis 2014 je suis enseignant à l’université de Strasbourg en spécialité musiques actuelles. Depuis 2018 je prépare également une thèse (L’album Random Access Memories des Daft Punk : point culminant de la “rétromanie“ ou œuvre-manifeste pour le renouvellement des musiques électroniques ?). J’ai dû mettre de côté mes activités d’interprète pour me dégager du temps, la musique est alors devenue plus occasionnelle et le projet de composition pour orchestre d’accordéon est tombé au bon moment.
Parlez-nous de votre travail de composition
Je m’intéresse beaucoup à la musique orchestrale et à la musique de film. Lors de mes études au conservatoire, J’avais écrit un morceau pour accordéon seul, une pièce basée sur un texte de Tolkien. J’avais donc un tout petit peu d’expérience dans l’écriture pour accordéon. Toutefois cette composition pour orchestre d’accordéon est venue d’un pur concours de circonstances, en effet, il faut déjà savoir que l’orchestre d’accordéon existe ! Mon professeur de guitare et chef de l’orchestre de l’Encloitre, Jean-Marie Dazas, était également accordéoniste. Je connaissais donc l’instrument, mais pas l’orchestre d’accordéon. Or, il y a une vingtaine d’années, Jean-Marie Dazas m’a proposé de rejoindre l’orchestre national d’accordéon de la CMF qui se mettait alors en place. J’y suis allé en tant que percussionniste, sans trop savoir à quoi cela pouvait ressembler. J’ai été agréablement surpris et cela m’a ouvert de nouveaux horizons sur cet instrument et la pertinence d’en mettre plusieurs ensembles pour faire de la musique orchestrale, car cela fonctionne très bien grâce à l’homogénéité de la sonorité. J’ai vraiment découvert la richesse du répertoire de cet instrument, et le potentiel de ce type de formation. A l’époque je n’avais pas encore fait d’étude d’écriture, mais je me suis dit que cela pourrait être intéressant d’écrire pour orchestre d’accordéon, d’autant que je savais que la CMF souhaitait renouveler le répertoire. Quelques années plus tard, j’ai su, par un musicien, que l’orchestre cherchait de nouvelles pièces, et il m’a convaincu de me lancer. C’est ainsi que j’en suis venu à faire cette première composition.
J’ai une approche de la composition très protéiforme, de par mon parcours. En effet j’ai une formation classique en écriture (contrepoint, harmonie, orchestration), mais j’ai aussi travaillé en groupe avec d’autres musiciens, j’ai également souvent été en situation d’auteur-compositeur-interprète, enfin je me suis intéressé à la musique électronique, qui est encore une autre approche de la musique où l’on est seul face à son synthé ou son ordinateur et où la musique se construit en même temps qu’on l’expérimente, il n’y a pas d’écriture avant la réalisation. En fonction du projet, et de manière naturelle, j’opte donc pour telle ou telle méthode de composition. J’ai aussi une réserve d’idées composées au piano, dans laquelle je peux puiser si nécessaire. Certaines pourront devenir une chanson, une composition orchestrale, ou encore de la musique électronique !
J’ai plusieurs approches différentes de la musique, et donc des inspirations très variées, allant de Bach, Mozart, Ravel, à la musique populaire (Beatles, Radiohead, Daft Punk…) en passant par la musique de film (John Williams…). Je suis également très influencé par des compositeurs qui traversent différents courants stylistiques ou qui sont un peu en dehors, comme Yann Tiersen, ou Astor Piazzolla (qui se rapprochent d’ailleurs du répertoire d’accordéon).
Pour ce morceau pour orchestre d’accordéon, la méthode que j’ai utilisée était traditionnelle, avec un travail au piano à partir d’une improvisation de départ, développée par la suite. J’ai d’abord travaillé sur l’harmonie, la structure, la mélodie, en notant sur la partition au fur et à mesure les idées d’orchestration. Puis dans un deuxième temps j’ai travaillé sur l’instrumentation et l’orchestration, le timbre, l’agencement entre les différentes parties accordéons et percussions. Un de mes professeurs d’orchestration disait qu’on ne faisait pas de l’orchestration pour faire du social, que s’il faut un coup de triangle dans une symphonie de 40 minutes, il faut le mettre et le musicien n’a qu’à attendre. Pour ma part je pense qu’il faut trouver un équilibre, qu’il est important de prendre en compte le plaisir du musicien, que le compositeur doit s’imposer certaines contraintes dans sa composition, doit penser aux musiciens, par exemple éviter de lui faire jouer la même chose pendant des tas de mesures ou ne lui donner aucun passage mélodique ou sympathique. Il faut aussi prendre en compte la difficulté, notamment quand on veut travailler avec des orchestres amateurs. Ainsi, pour ce morceau j’avais demandé à quelques accordéonistes si certains passages étaient jouables ou vraiment trop difficiles. En effet, ce morceau est en 7/8, ce qui est inhabituel pour les musiciens, il était donc important que, pour contrebalancer le problème du rythme et que la pièce reste abordable, le morceau soit relativement simple. J’ai travaillé sur un mode de composition avec pas mal de répétitions et de couches superposées, car l’inspiration de départ s’y prêtait, et j’ai été particulièrement attentif aux différents timbres des accordéons, aux différents registres, et aux timbres des percussions en essayant de tirer parti des claviers à percussion (marimba, vibraphone, glockenspiel) pour diversifier les timbres et avoir des complémentarités avec l’accordéon. Une fois tout cela mis en place, j’ai fait une maquette avec des instruments virtuels pour que le chef puisse écouter, ce qui s’est par ailleurs avérée utile pour le projet CMF Média. Evidemment cette maquette n’a rien à voir avec une version jouée par un orchestre, mais elle permet aux musiciens de travailler, de repérer les erreurs, d’anticiper des corrections à faire.
Vous avez intitulé votre pièce “voyage”, pourquoi ?
L’inspiration de départ de ce morceau était purement musicale, la pièce est d’ailleurs restée longtemps sans titre. Ce dernier m’est venu de l’orchestre lui-même, qui s’est réuni il y a quelques temps, après le confinement. En chemin pour aller les rencontrer, dans le train, j’ai pris conscience que cet orchestre réunit des gens de la France entière, il fait voyager ses musiciens pour des concerts aussi bien en France qu’à l’étranger. Par ailleurs, en regardant le paysage défiler, j’avais la musique du morceau en tête, et je trouvais qu’elle allait parfaitement bien avec cette notion du voyage, avec ce côté répétitif, comme le mouvement du train sur les rails, le paysage qui semble toujours pareil mais change pourtant graduellement, sans que l’on s’en rende compte. Or la musique est composée ainsi.
Sous nos modèles de compositeurs, il y a peut-être en réalité des œuvres de femmes…
Sous nos modèles de compositeurs, il y a peut-être en réalité des œuvres de femmes…
Quel est votre ressenti sur la place des femmes dans la composition ?
Il y a clairement une différence de traitement entre hommes et femmes, et la question n’est toujours pas réglée aujourd’hui. Déjà, il y a peu de modèles féminins. Dans le passé, les femmes n’étaient pas encouragées à aller vers la composition. Celles qui avaient la volonté ou des dispositions n’étaient pas toujours acceptées en conservatoire, elles devaient se débrouiller seules, et il leur était très difficile de faire écouter leur musique. Beaucoup ont été invisibilisées, même si quelques noms subsistent (mais qui restent minoritaires), comme Clara Schumann, dont d’ailleurs certaines œuvres ont peut-être été publiées sous le nom de son mari pour qu’elles puissent exister. On a aussi parlé dernièrement de la sœur de Mozart, qui aurait peut-être publié des œuvres sous le nom de son frère… Sous nos modèles de compositeurs, il y a peut-être en réalité des œuvres de femmes…
Dans la musique populaire, il y a beaucoup d’interprètes femmes, mais très peu de compositrices. J’ai quelques modèles féminins comme modèles, par exemple Wendy Carlos, pionnière de la musique électronique mais qui n’est pourtant pas connues en tant que compositrice mais pour son travail d’interprète. Beaucoup de chanteuses ne sont d’ailleurs souvent pas connue comme compositrices, on peut par exemple citer Edith Piaf…
Cette question de la place de la femme m’intéresse particulièrement en tant que professeur : à l’université nos effectifs sont mixtes et à peu près paritaires, mais je me rends compte que les femmes ont plus de réticences à aller vers la production musicale et la composition. Beaucoup d’étudiantes sont très prometteuses en écriture musicale et en composition, et celles qui commencent des parcours professionnels mériteraient d’être aidées et accompagnées, car le parcours est difficile pour elles. A moins de chercher des modèles féminins consciemment et de manière militante, les modèles manquent. Je constate par ailleurs que certaines étudiantes très douées en écriture musicale choisissent pourtant de se tourner vers l’enseignement. Il est difficile de présupposer que ce choix est lié aux difficultés de leur genre, ni de les influencer, car se lancer dans une carrière professionnelle de compositeur est un choix compliqué. Peut-être y a-t-il en effet une question liée au genre, peut-être n’ont-elles pas envie de se battre dans un milieu difficile, mais peut-être aussi ne sont-elles pas intéressées par cette carrière malgré leur talent. Beaucoup d’associations travaillent sur le sujet. L’année dernière une de mes étudiantes a été contrainte d’arrêter son stage chez un producteur de hip-hop en raison de réflexions déplacées. Ce sont malheureusement des situations encore courantes… Or, à un moment donné, pour percer dans ce métier il faut passer par l’industrie musicale, qui n’est pas encore totalement acquise à la cause des femmes. YouTube est devenu un outil commun qui ne suffit plus à faire émerger les gens. Or l’industrie musicale recherche plutôt des femmes interprètes, la part de composition et de création est déjà occupée par des gens en place. Evidemment les choses évoluent et vont évoluer, mais lentement.
De mon côté, à l’université j’essaye d’impliquer un maximum de femmes compositrices, créatrices, pour intervenir dans mes cours, mais ce n’est pas évident car de nombreuses contraintes administratives et pédagogiques entrent en jeu.
Que pensez-vous de ce projet d’enregistrements collectifs ?
L’initiative est excellente et très intéressante sur le plan pédagogique. Cela permet de faire le lien entre le numérique, souvent associé à des pratiques solitaires, et la dimension collective qui est au cœur du projet des écoles de musique et de la CMF. Cela permet de préparer ou prolonger un travail qui peut exister dans la vie réelle.
Il ne faut pas oublier tout ce qu’il est possible de faire avec le collectif, avec des gens qui font de la musique ensemble.
Il ne faut pas oublier tout ce qu’il est possible de faire avec le collectif, avec des gens qui font de la musique ensemble.
Concernant le numérique de manière générale, je suis un peu partagé car il y a différentes façons d’utiliser ces outils. Quand le numérique est une aide, un moyen, un complément pour faciliter, prolonger ou améliorer un projet vivant et collectif, alors il est précieux. Mais quand cela pousse les gens à faire de la musique seuls dans leur coin, avec des instruments virtuels, de publier sur Internet où d’autres gens, seuls eux aussi, vont écouter, c’est vraiment dommage. C’est d’ailleurs une question au cœur du projet artistique du dernier album des Daft Punk : remettre en cause la toute puissance du numérique. Ce qui est d’autant plus intéressant avec eux, puisqu’ils ont fait partie des premiers groupes à faire de la musique dans leur chambre avec des ordinateurs et des machines, ce qui était complètement nouveau à l’époque. Mais il ne faut surtout pas qu’il n’y ait plus que ça, il ne faut pas oublier tout ce qu’il est possible de faire avec le collectif, avec des gens qui font de la musique ensemble, avec parfois des choses imprévues qui sont encore plus intéressantes que ce qu’on voulait, avec les défauts des uns et des autres qui créent malgré tout une vision commune, ce qui fait qu’une interprétation sera différente d’un orchestre à l’autre.
Parlez-nous de la pratique amateur
Tout le monde vient du monde amateur, il ne faut pas rejeter cette partie de notre apprentissage. Jean-Marie Dazas me disait souvent qu’un musicien amateur est avant tout quelqu’un qui aime la musique. Il défendait cette notion de pratique amateur. Après quelques années d’expérience en tant que musicien au contact d’autres musiciens aux profils très différents, je me suis rendu compte que ce n’était pas juste une jolie leçon pleine de bons sentiments, mais qu’il y a dans cette assertion une vérité très importante : on reconnait les gens qui, au-delà d’avoir acquis un certain niveau technique, au-delà d’en avoir fait leur métier, aiment profondément la musique. Cela se voit dans leur façon d’être avec d’autres musiciens : ce n’est pas grave de jouer de la musique plus simple, de jouer dans des conditions amateurs. J’ai vraiment perçu cette différence, notamment au sein des conservatoires. A Poitiers j’avais demandé à faire partie de l’orchestre pour revivre cette expérience de Lencloître, or j’ai été frappé par cette différence d’approche : les étudiants étaient obligés de faire une pratique collective, le chef était un professeur, on faisait simplement ce qu’on devait faire. Le niveau était bon, mais il n’y avait pas d’envie. Alors que dans l’orchestre de Lencloître tout était convivial, c’était les gens du village qui se retrouvaient. J’ai toujours perçu un supplément d’âme dans les orchestres amateurs, y compris chez les amateurs de très haut niveau, où je trouve qu’ils vont même au-delà d’un orchestre professionnel, pas forcément techniquement mais artistiquement, musicalement. L’engagement va au-delà de l’obligation.
Que peut-on vous souhaiter pour la suite ?
Voyage était ma première composition pour orchestre d’accordéons, et j’ai déjà d’autres idées. Depuis longtemps je veux aller davantage vers la musique orchestrale, que j’ai longtemps mise de côté pour me consacrer à mes projets de musiques actuelles. La pratique amateur m’intéresse aussi beaucoup, comme le Concours International de Composition pour Orchestre d’Harmonie de Belfort, qui donne un cadre, un objectif à atteindre.
J’espère donc composer d’autres œuvres, notamment pour orchestre d’accordéons. Et, mon graal – sans doute commun à tous les compositeurs – serait d’arriver à une composition originale qui permettent autant aux musiciens qu’au public et au compositeur de passer un bon moment !