La musique comme chantier de société
Par Jimena Ponce de Leon, chargée de mission ESS, formation, vie associative, éducation populaire et prévention
Le 6 novembre 2024, la Confédération Musicale de France (CMF) organisait un événement consacré à l’égalité entre hommes et femmes dans le milieu musical, au flamboyant Pavillon de la Sirène. Le programme s’est déployé en trois temps.
Nous avons d’abord projeté Parole de Sirène, un court-métrage documentaire réalisé par Nicolas Fay et coproduit par la CMF. Ce film met en lumière les moments clés d’un concours international organisé par l’orchestre d’harmonie La Sirène de Paris, avec pour objectif de créer un nouveau répertoire, composé exclusivement par des femmes.
Ensuite, une table ronde enrichissante a dressé l’état des lieux sur les inégalités de genre et exploré des pistes d’action pour les surmonter. Cet article revient sur les débats riches et stimulants qui ont émergé lors de ces échanges aux côtés de Claire-Mélanie Sinnhuber (compositrice), Esteban Buch (directeur d’études à l’EHESS), Emilie Delorme (directrice du CNSMDP), Julien Menez (directeur de l’engagement de la SACEM et membre du conseil Keychange), et Myrtille Picaud (chercheuse au CNRS/CRESPPA-CSU).
Enfin, nous avons clôturé la journée avec la projection de Divertimento, un film de fiction inspiré de l’histoire de Zahia Ziouani, cheffe d’orchestre. Cette œuvre retrace le parcours d’une jeune fille d’origine algérienne vivant en Seine-Saint-Denis, qui rêve de devenir cheffe d’orchestre.
Un constat : le déséquilibre enraciné
Historiquement, les femmes ont été reléguées à des rôles secondaires dans le domaine musical. L’accès aux postes de direction, aux choix d’instruments ou à la composition demeure marqué par une inégalité persistante. Selon le rapport 2019 du Centre National de la Musique (CNM), seuls 17% des concerts étaient dirigés par des femmes. En 2022, la France ne comptait que 10,8% de femmes à la tête d’orchestres permanents. Aujourd’hui, les compositeurs ne représentent que 17,6% des membres inscrits à la SACEM.
Comme dans toute autre sphère de la vie sociale, le domaine musical est marqué par des hiérarchies profondément enracinées. Ces structures de pouvoir, renforcées par un entre-soi masculin, s’appuient sur des logiques de cooptation qui excluent les femmes. Les rares qui parviennent à briser le plafond de verre se heurtent à des nouvelles batailles pour préserver les espaces durement acquis.
Face à ces obstacles, de nombreuses femmes privilégient des postes offrant une certaine stabilité. Après une longue formation, elles s’orientent fréquemment vers l’enseignement ou la fonction publique. Néanmoins, et malgré un regard parfois naïf sur les inégalités qu’elles subissent, leur détermination et leur expertise leur permettent, depuis peu, de se faire une place en tant que directrices, cheffes d’orchestre ou compositrices.
Des évolutions perceptibles
Bien que les progrès dans le domaine musical soient plus lents dans que dans d’autres arts, la dernière décennie a vu émerger des politiques actives en faveur des femmes. Parmi les initiatives les plus marquantes, nous soulignons l’organisation de concours réservés aux femmes, l’introduction des auditions à l’aveugle, la création des festivals mettant à l’honneur les musiciennes, des recherches qui rendent visibles les inégalités, la prolifération de programmes de mentorat et une mise en lumière accrue des compositrices.
Certains progrès, attendus depuis longtemps, méritent d’être salués. Les postes de décision commencent à se décliner au féminin : la SACEM a désigné sa première présidente en 2023, alors que le CNSMDP a nommé sa première directrice en 2020.
En parallèle, l’évolution de mentalités se manifeste dans le langage : les paroles des chansons et les discours du quotidien traduisent un désir croissant d’équité. Ces ajustements, discrets mais profonds, préparent le terrain pour des transformations durables, notamment en ce qui concerne le sens commun.
Une clé de lecture
Les inégalités reposent sur des stéréotypes largement répandus qui assignent aux femmes des rôles spécifiques, limitant leurs pratiques à des attentes sociales bien définies. Ces représentations, bien qu’ancrées, ne sont pas immuables : elles évoluent avec le temps, et l’éducation joue un rôle crucial dans cette transformation.
Pour certains, ces évolutions apparaissent comme une menace directe à l’ordre établi. Pourtant, elles ouvrent des horizons porteurs de valeurs démocratiques, inclusives et égalitaires au sein de la culture musicale. Parler de l’égalité des genres dans la musique, ce n’est pas seulement aborder des questions sociales ou culturelles : c’est aussi discuter politique, au sens noble du terme. Les inégalités observées entre hommes et femmes reflètent l’actuelle configuration du pouvoir. Dans ce contexte, l’art revêt une fonction essentielle : il constitue un espace d’émancipation, un levier privilégié pour réfléchir, questionner et agir sur la société.
Nos pratiques culturelles se trouvent à la croisée de deux mouvements : d’un côté, elles s’enracinent dans les enjeux locaux, consolidant les liens communautaires ; de l’autre, elles sont influencées par un contexte géopolitique mondial. On constate la montée, en miroir, de discours de revendication pour l’égalité d’une part, et d’autres discours hostiles d’autre part. Ainsi, préserver et faire progresser la démocratie requiert une accélération des transformations. Ces défis, bien qu’ardus, offrent l’opportunité de repenser les bases mêmes de notre coexistence culturelle et politique.
Mise en perspective
Cette dynamique n’est pas exclusive à la France. À l’échelle mondiale, les luttes pour l’égalité dans le secteur musical reflètent des enjeux plus larges liés à la justice sociale. Des initiatives comme le programme Keychange, qui promeut la parité au sein des organisations musicales, démontrent que les questions de genre transcendent les frontières. Adopter ce regard global enrichit le débat et ouvre la voie à des solutions partagées.
Soutenu par le Creative Europe Program de l’Union Européenne, Keychange se déploie comme un réseau mondial et un mouvement engagé dans une refonte complète de l’industrie musicale afin d’atteindre une pleine égalité des genres. A travers des initiatives telles que la formation, le mentorat, le tissage de réseaux, des conférences, showcases et festivals, cette institution offre une voix au talents sous-représentés.
Des pistes d’action
Les politiques institutionnelles dessinent les contours d’un avenir plus juste, notamment par la prévention des violences et harcèlements sexuels et sexistes (VHSS), les dispositifs d’égalité des chances (bourses, mentorats, nouvelles scènes, nouveaux concours), ou encore à l’introduction des critères et des quotas favorisant l’équité. Si les mesures sont essentielles pour un changement rapide, elles doivent rester transitoires. En effet, un recours prolongé à ces dispositifs pourrait engendrer des effets inverses, tels que la saturation ou du rejet, l’objectif étant que la société s’approprie la parité dans les faits.
Dans cette période charnière, l’enseignement joue un rôle central : il permet de déconstruire les stéréotypes et de faire émerger de nouvelles formes de légitimité. L’égalité implique également une reconnaissance économique : un accès équitable aux ressources, l’établissement de grilles salariales transparentes, et l’ouverture des espaces propices à la discussion sur les opportunités et les rémunérations sont essentiels. A cet égard, il est primordial de créer des espaces d’échange transparents et mixtes, où les femmes puissent non seulement parler d’argent, mais aussi visualiser les horizons qui s’offrent à elles. Ces espaces doivent encourager la collaboration, l’élargissement des réseaux professionnels, et se libérer des logiques de concurrence stériles.
La construction de rôles modèles est également fondamentale. Plus les femmes sont enregistrées, éditées, diffusées, plus des répertoires mixtes et diversifiés verront naturellement le jour. Cette transformation nécessite une prise en compte de l’ensemble de l’écosystème musical. Il est essentiel d’accompagner cette ouverture par des formations adaptées, permettant à chacun d’acquérir les compétences nécessaires pour évoluer dans ce nouvel environnement.
Chaque acteur a un rôle à jouer : nous avons tous une fenêtre d’opportunité dans la construction d’un paysage musical égalitaire. Le rôle social et politique de l’art est indéniable, il constitue un levier privilégié pour agir et reconstruire une configuration du pouvoir plus inclusive, égalitaire, émancipatrice.
Pour aller plus loin : la boîte à outils
Pour explorer et enrichir la réflexion autour de cette thématique, nous avons regroupé dans une boîte à outils des livres, podcasts, articles, films, et bien plus encore.