Propos recueillis par Caroline Rainette

15 décembre 2020

Racontez-nous votre parcours

Je viens d’une famille de musiciens très liée au milieu orphéonique. Mes parents se sont rencontrés enfants au sein d’un orchestre d’harmonie, qu’ils n’ont jamais quitté, et que j’ai ensuite intégré. Mes grands-parents ont exercé des fonctions dirigeantes dans une fédération départementale de la CMF. Ma grand-mère paternelle a longtemps été investie dans le milieu des orchestres amateurs, présidente d’un orchestre d’harmonie, présidente et vice-présidente de l’Union départementale. La musique, mais plus encore la notion d’orchestre, lie notre famille. Evidemment, la question qui m’a été posée enfant n’était pas savoir si je voulais faire de la musique mais quel instrument j’allais choisir. Je suis la seule de la famille à être devenue professionnelle, pourtant à cette période je ne voulais pas faire de musique. J’ai finalement choisi le saxophone, par esprit de contradiction : mon père est tubiste, ma mère et mon frère sont trompettistes, plus qu’un instrument à vent ils auraient aimé que je fasse un cuivre, mais pour gentiment les embêter j’ai décidé de faire du saxophone !

J’ai fait une partie de mon parcours musical au Conservatoire de Limoges où j’ai obtenu mes diplômes d’études musicales en saxophone, histoire de la musique, analyse et musique de chambre. En parallèle j’ai poursuivi un cursus en musicologie : Licence à Paris IV-Sorbonne, Master et Doctorat à Tours. Pendant mes années de thèse, je participe à des colloques, des séminaires de recherche, et dans le même temps je commence à m’intéresser à la direction d’orchestre. C’est une énorme bouffée d’air au milieu de ce travail de recherche intense. Je lis des partitions d’orchestre, je fais des recherches sur l’orchestration et l’organologie, je commence même d’autres instruments pour comprendre leur fonctionnement, enfin je participe à des masterclass orientées orchestre d’harmonie et je passe le DADSM en 2012. J’ai eu un vrai coup de foudre avec la direction d’orchestre. A cette époque je me destinais pourtant à une carrière musicologique, mais la scène et son contact humain avec les musiciens et le public me manquaient. La direction d’orchestre permettait de tout concilier, recherche et scène : avant les répétitions il faut analyser les partitions, faire des recherches en bibliothèque, construire l’interprétation et les idées musicales ; puis vient la scène avec les musiciens et le traitement de la matière sonore.

La direction d’orchestre c’est une énorme bouffée d’air

Avant de soutenir ma thèse[1] donc, en 2015, je prends la décision de repartir en formation à l’École Normale de Musique de Paris avec Dominique Rouits. Je partage alors mon temps entre la direction de conservatoire en Île-de-France et la direction d’orchestre axée principalement sur le répertoire symphonique et lyrique. Puis, rapidement, je m’engage dans une vie professionnelle de cheffe d’orchestre. Sélectionnée pour des masterclass internationales, j’ai pu rencontrer des chefs prestigieux et bénéficier de leurs expériences et savoirs : Marin Alsop (Baltimore Symphony Orchestra, Orchestre de Sao Paulo, Orchestre symphonique de la radio de Vienne) –  figure emblématique d’une carrière réussie de femme cheffe d’orchestre –, Kenneth Kiesler, Grant Llewellyn, Jorma Panula –  connu pour la grande tradition scandinave de direction d’orchestre –, Philippe Nahon (Ars Nova) dans le cadre de formations au sein de la CMF, Riccardo Frizza ou encore Alexandre Myrat (fondateur de l’Orchestre de Picardie) qui est actuellement mon mentor et coach.

Je continue aujourd’hui encore l’encadrement des pratiques en amateur, tout en travaillant avec des orchestres professionnels : cheffe assistante à l’Opéra de Massy auprès de Dominique Rouits, en Autriche pour le festival Music in the Alps auprès de Kenneth Kiesler. J’ai dirigé le Bucharest Symphony Orchestra (Roumanie), Danube Symphony Orchestra (Hongrie), Orchestre National de Bretagne, le Maggio Musicale (Italie). Et j’ai récemment été nommée à la tête de l’Ensemble Instrumental de la Mayenne, qui est un orchestre symphonique professionnel à géométrie variable.

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Pouvez-vous nous parler de votre expérience avec les amateurs ? Est-ce très différent du milieu professionnel ?

Je dirige des orchestres amateurs depuis 2009 : l’Orchestre d’harmonie de Thiviers (classé en division supérieur), l’Orchestre d’harmonie départemental de la Dordogne (qui rassemble des musiciens issus des orchestres membres de l’Union des Sociétés Musicales de la Dordogne), puis entre 2017 et 2020, l’Orchestre de Forbach (classé en division Honneur), enfin des orchestres symphoniques d’élèves que j’ai eu sous ma responsabilité dans mes anciennes fonctions de directrice d’établissement d’enseignement artistique.

Amateurs et professionnels sont deux univers très différents. Toutefois, depuis quelques années ils sont encouragés à se rencontrer. Ces collaborations avec les artistes professionnels (invitation de solistes, masterclass, commandes) sont indispensables pour enclencher une dynamique vertueuse au sein des orchestres : éligibilité à de nouveaux financements – notamment auprès des départements avec une empreinte de l’orchestre forte sur le territoire –, émulation artistique, enthousiasme et confiance des musiciens. Même quand les orchestres ne sont pas en excellente santé musicale ou financière, tisser des projets avec des musiciens professionnels peut aider à trouver des partenaires financiers, mais aussi contribuer à créer cette dynamique positive au sein de la société musicale, et ainsi fabriquer de nouveaux souvenirs qui permettront de rentrer dans ce cercle vertueux : émulation, enthousiasme, confiance.

Il faut les aimer, leur offrir toute notre considération pour les guider et les faire grandir, pour que la musique progresse et murisse

Quant aux professionnels, tisser des liens avec les amateurs est une source continuelle d’apprentissage et d’humilité : on forme les musiciens mais aussi le public. Quand on dirige un orchestre amateur, on est face à un groupe très hétérogène en termes de personnalités, de musiciens, et l’ensemble des membres qui constitue ce groupe s’engage à se réunir sur le temps libre pour faire de l’art, de la musique. Je cherche toujours à conceptualiser et construire des projets sur mesure, pour que le groupe adhère aux projets avec enthousiasme et confiance. Pour autant, je ne dirige pas différemment les orchestres amateurs et les orchestres professionnels. C’est une démarche militante ! En effet il ne faut pas céder à la facilité avec les amateurs, car ils adhèrent quand on leur propose des projets ambitieux, de qualité, et une certaine exigence dans le travail. J’ai donc les mêmes exigences musicales en professionnel et en amateur. En revanche il faut plus de patience avec les amateurs, il faut les aimer, leur offrir toute notre considération pour les guider et les faire grandir, pour que la musique progresse et murisse. La patience est donc nécessaire avec les musiciens amateurs et doit toujours s’accompagner par un regard éclairé et une recherche perpétuelle d’exigence artistique.  Et pour cela, il faut bien évidemment être formé !

Vous avez passé le DADSM, racontez-nous. Qu’est-ce que cela vous a apporté ?

Le DADSM est une formation indispensable et qui doit se prolonger. J’ai été lauréate du DADSM en 2012, tout en étant en doctorat de musique et musicologie. La direction d’orchestre était en marge de mes activités professionnelles, mais sur mon temps libre je dirigeais des orchestres d’harmonie, notamment mon orchestre familial. C’était ma joie de fin de semaine, un moment de répit qui me permettait de sortir de mon travail de recherche et d’avoir une vie sociale.

Je le faisais consciencieusement, étant déjà diplômée en musique, mais je n’avais aucune formation pour diriger. Or j’étais parfaitement consciente que le niveau général d’un orchestre d’harmonie dépend en grande partie du niveau d’encadrement de son directeur ou de sa directrice musicale. Il était donc nécessaire que je me forme si je voulais que l’orchestre grandisse et s’élève, que j’apprenne comment travailler une partition d’orchestre, que je travaille mon vocabulaire gestuel, mon oreille, que j’apprenne à conduire une répétition et à exprimer le plus finement mes idées à destination des musiciens.

Se présenter au DADSM était donc une sorte de devoir vis-à-vis de l’orchestre que j’encadrais. Les moments de formation en amont du DADSM m’ont permis de développer mes premiers outils. À ce titre, Philippe Nahon a été mon premier maître et je garde des séances d’apprentissage à ses côtés de très beaux souvenirs : la justesse de ses mots. Il a semé dans mon esprit de petites graines qui ont fleuri dans les années qui ont suivi, et ses mots résonnent toujours en moi en répétition ou en lecture de partition. Ainsi le DADSM a été pour moi la première pierre sur mon parcours. J’étais plus légitime pour diriger. Il est primordial que les personnes souhaitant se retrouver face à un orchestre entreprennent une démarche de formation, qu’ils soient accompagnés et encadrés par des professionnels afin d’acquérir les outils qui leur seront nécessaires.

En 2014, avant la fin de mon doctorat mais après le DADSM, j’ai obtenu mon premier contrat professionnel en tant que cheffe pour encadrer un orchestre d’harmonie amateur, en l’occurrence l’orchestre d’harmonie de Thiviers. Cet orchestre m’a vu grandir et ces musiciens sont les premiers à m’encourager aujourd’hui. C’est mon équipe ! Après des années d’encadrement amateur, l’orchestre a pu professionnaliser le poste en se mettant dans une nouvelle dynamique (financements, partenaires), complétement imbriquée avec le DADSM, car le DADSM était un prérequis au même titre que le DE ou le CA pour le poste. J’ai donc obtenu ce poste grâce à ce diplôme. Poste que je n’ai pas envie de quitter des années après. De 2017 à 2020 j’ai en effet dirigé l’orchestre d’harmonie de Forbach, classé en division honneur. C’était important pour moi d’avoir cette expérience au plus haut niveau amateur, mais quand les sollicitations professionnelles sont devenues plus nombreuses, j’ai compris que le moment était venu de réduire mes activités dédiées à l’encadrement des pratiques en amateur afin de me consacrer davantage aux collaborations avec les orchestres professionnels. J’ai alors fait un choix de cœur, celui de l’orchestre du territoire dont je suis native.

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Parlez-nous de l’importance du répertoire musical

Un chef formé connait le répertoire et peut évaluer ce que l’orchestre est capable de faire. Quand j’ai pris la direction de l’orchestre de Thiviers, j’ai décidé de mettre au répertoire des compositeurs actuels : Thierry Deleruyelle (à qui nous avons passé une commande en 2019 : Compostela), Maxime Aulio, Mario Burki… On peut jouer de la très belle musique, jouer les compositeurs d’aujourd’hui avec l’idée de jouer quelque chose d’esthète. Pendant des années je n’ai pas voulu faire de transcription de musique classique, dans une démarche là encore militante : les orchestres d’harmonie ont leur répertoire propre, ils ne sont pas une voie de popularisation du symphonique. Actuellement nous travaillons sur une œuvre d’un compositeur espagnol José Alberto Pina : dispositif électro-acoustique, transversalité dans les influences (rock, musique contemporaine), c’est formidable ! De très bons compositeurs écrivent pour les orchestres d’harmonie, enrichissent le vocabulaire. Thomas Doss par exemple utilise la voix ou des éléments du corps comme des instruments. C’est formidable de pouvoir apporter ce répertoire aux orchestres d’harmonie. Car ces orchestres peuvent cultiver l’entre deux : populaire et savant, ce qui est une énorme force. On dit qu’il faut faire jouer des choses connues au public, mais c’est faux. De la même façon qu’un orchestre d’harmonie s’éduque, de la même façon que les professionnels vont éduquer les musiciens, on peut aussi éduquer le public. Mais cela suppose de faire des choix ambitieux, du travail, beaucoup d’enthousiasme au sein de l’orchestre, et une dimension pédagogique indispensable auprès du public en lui expliquant la pièce de manière attrayante. Car on ne peut pas arriver en concert en se contentant de saluer et d’envoyer la musique… Qui est le public des orchestres d’harmonie ? La famille des musiciens, les locaux qui traditionnellement viennent écouter le concert de Sainte Cécile, peut-être des gens qui n’iront qu’à ce seul concert dans l’année, peut être aussi des gens qui ont l’habitude d’aller dans des salles de musique actuelle. Il faut prendre le temps de leur expliquer ce qu’est un orchestre d’harmonie, le répertoire, la musique. C’est aussi une manière de faire vivre la création. Et les gens apprécient ce contact, ils découvrent de nouvelles choses, font un voyage musical avec l’orchestre, sont partie prenante du concert.

Les musiciens amateurs apprécient qu’on leur propose des défis musicaux à relever

Les musiciens adhèrent-ils facilement ?

Ils ne cherchent que ça ! Même s’ils sont amateurs, avec parfois peu de temps pour travailler leur instrument, ils aiment le challenge. Plus on aiguise leurs goûts, plus on les amène à explorer les limites de leur technicité, plus ils sont demandeurs. Et ce quel que soit l’âge et la catégorie socio-professionnelle. Contrairement au sport, les gens sont mélangés dans les orchestres, on a des ados de 13-14 ans qui vont avoir un niveau musical supérieur à quelqu’un qui joue dans l’orchestre depuis 20-30 ans. Les niveaux individuels étant très disparates, j’aime l’idée que les individualités se mettent au service du collectif et à la recherche de l’exigence artistique. C’est toujours extrêmement touchant de voir des individualités musicales fortes au sein des orchestres amateurs aider et porter d’autres musiciens pour que le collectif n’en soit que plus beau. Je milite donc pleinement pour affirmer que l’orchestre d’harmonie et la quête d’exigence musicale, qui est collatérale à toute démarche artistique, vont et doivent aller de pair. Et puis les musiciens amateurs apprécient qu’on les prenne au sérieux, qu’on leur propose des défis musicaux à relever. À nous ensuite, en tant que professionnels, de trouver les bons outils dans la direction d’orchestre et dans le travail de répétition pour atteindre ces objectifs.

A Thiviers, quand j’ai repris en codirection l’orchestre en 2010-2011, nous avons créé un orchestre junior, des partenariats avec le CRD, nous avons remis l’orchestre en scène sur les concours de la CMF, créée une dynamique, travaillé sur le maillage territorial, modifié le répertoire. Ce qui fait qu’aujourd’hui nous avons 120 musiciens répartis en 2 formations : un orchestre junior et un grand orchestre. Les jeunes sont arrivés dans l’orchestre et les anciens ont juste eu à se laisser porter par la nouvelle dynamique. La qualité de l’encadrement, les projets, travailler en partenariat avec des structures d’enseignement artistique, avec des partenaires privilégiés comme Orchestre à l’Ecole, sont indispensables. Le répertoire est un vecteur pour l’enthousiasme des musiciens. Il faut s’en saisir et défendre la création, de plus en France nous avons la chance d’avoir d’excellents compositeurs.

Racontez-nous une ou deux anecdotes qui vous a/ont marqué

L’un des concerts le plus fort émotionnellement reste celui donné quinze jours après les attentats du Bataclan, en 2015,  avec un orchestre d’harmonie amateur en Dordogne. Tout le monde était choqué, personne ne savait comment aborder ce concert avec le public. Nous avions une véritable responsabilité à produire quelque chose d’exigeant dans le rendu musical. Nous avons choisi de mettre l’orchestre et le public dans la pénombre, un texte enregistré par le maire de l’époque a été diffusé et, au lieu de faire une minute de silence, tout le monde s’est mis à applaudir. Une Marseillaise a été lancée, puis nous avons commencé le concert dans une énorme tension. Terra Pacem (la paix sur terre) de Mario Burki. C’était magnifique. L’un des plus beaux moments musicaux de ma carrière, et une expérience qui a définitivement soudé l’orchestre.

Également très fort – et plus réjouissant– je garde un excellent souvenir de l’Orchestre symphonique de Budapest que j’ai dirigé en Hongrie en août 2019 lors d’un concours de direction d’orchestre, que j’ai d’ailleurs gagné. Ce fut un pur moment de grâce : d’emblée l’orchestre et moi-même avons été en osmose, alors que nous venions juste de nous rencontrer sur scène, puisque comme dans tout concours tout est chronométré, millimétré. J’étais ultra préparée, je pouvais diriger certaines parties par cœur, les musiciens ont dû ressentir tout mon enthousiasme, il y avait cette envie partagée de faire de la belle musique. C’est, encore une fois, le cercle vertueux de l’émulation, de l’enthousiasme, de la confiance, aussi bien avec les amateurs qu’avec les professionnels !

Ces derniers temps la presse a relayé la faible proportion de femmes à la tête des orchestres professionnels. Voyez-vous un changement dans les mentalités actuelles ( musiciens, cadres, élus, public) ?

En 2016, on comptabilisait 4,3% de femmes cheffes d’orchestres à la tête de formations professionnelles dans le monde[2]. Ce chiffre n’a pas beaucoup évolué en 2020. Il y a cependant des parcours inspirants en France : Déborah Waldman vient d’être nommée à l’Orchestre National d’Avignon, mais antérieurement il y a eu Graziella Contratto à l’Orchestre des Pays de Savoie (2002-2009),  Susanna Malkki à l’Ensemble Intercontemporain (2006-2013). Johanna Malangré vient d’être choisi comme nouvelle cheffe d’orchestre pour l’Orchestre de Picardie à partir de 2022. Quant à moi, je prends la suite de Mélanie Lévy-Thiébaut qui a dirigé pendant 6 ans (2014-2020) l’Ensemble Instrumental de la Mayenne. Il y a aussi des femmes cheffes qui ont décidé de créer leur propre ensemble professionnel.

La situation évolue, lentement, car il faut du temps pour déconstruire les préjugés. Gyorgy Gyorivanyi-Rath, directeur et chef d’orchestre à l’Opéra de Nice, le résume très bien dans son ouvrage à destination des futurs chefs : « Homme ou femme ? Auparavant, il était inimaginable pour une fille de devenir chef d’orchestre. Il n’y avait pas non plus de femme musicienne dans les orchestres. Mais aujourd’hui, il est devenu clair qu’il n’y a rien dans ce métier qu’une femme ne puisse pas faire entièrement au plus haut niveau, à condition qu’elle ait les qualités requises dans ce métier[3]. » On reconnait enfin les compétences des femmes ! Pendant longtemps les images du podium et de la baguette de chef ont été associées à la notion de pouvoir, pouvoir associé bien sûr dans l’imaginaire collectif à l’idée d’autorité que pouvaient seuls incarner les hommes. Or l’évolution de la société fait que nous sommes moins aujourd’hui dans un rapport de force dans le domaine managérial que dans une situation de travail où les potentialités de chacun sont mises en évidence au service du collectif. Cela se voit dans la transformation des techniques de management où l’empathie, l’écoute et le sens du travail collaboratif deviennent les qualités des managers de la nouvelle génération. Ce qui est vrai pour le milieu de l’entreprenariat résonne aussi dans les orchestres : le temps des Toscanini et autres chefs autoritaires est révolu.

On le voit aussi sur la scène internationale avec des nominations ou collaborations avec des femmes cheffes, qui à leur tour vont devenir des modèles pour les futures générations et qui sont en train de mettre à mal les préjugés existants : Alondra de la Parra – cheffe Mexicaine qui a été en poste en Australie et qui travaille de plus en plus en Allemagne –, Sperenza Scappucci qui est à l’opéra de Liège, Nathalie Stutzmann, Susanna Mälkki, Simone Young, ou encore Marin Alsop qui travaille à Vienne, lieu symbolique s’il en est par le peu de femmes musiciennes qu’il a compté.

On a beaucoup parlé des concours dédiés aux femmes cheffes d’orchestre. C’est très bien si ça ne se fait qu’une seule fois, si cela se répète, alors cela signifiera que rien n’aura changé…

Y-a-t-il plus de femmes aujourd’hui dans les formations à la direction d’orchestre ?

Non, car il y a une sorte de plafond de verre : très tôt on demande aux petites filles d’être polies, sages…, alors qu’on pousse les garçons à aller de l’avant. Certes on voit arriver un peu plus de femmes dans les formations à la direction d’orchestre, mais je n’ai encore jamais vu de concours où nous étions paritaires. Je suis souvent seule sur les postes de direction d’orchestre, au mieux nous sommes deux filles.

Les chiffres donnés dans les études permettent de dénoncer la disparité homme/femme et d’interpeler les dirigeants et recruteurs, mais a contrario ils ont certainement un effet négatif en décourageant les jeunes femmes qui voudraient se lancer dans cette carrière. Pour ma part je n’avais pas conscience de ces chiffres, je ne me suis donc pas posée de questions. Mais Roger Boutry, très connu dans le milieu des orchestres d’harmonie, et que j’avais rencontré lors de mon diplôme à l’Ecole Normale de Paris en 2016, m’avait conseillé – après un grand silence grave – de songer à partir en Allemagne si je voulais faire carrière. Le poids de la tradition est tel en France, que l’international peut être plus abordable. Sur ses conseils, sans partir pour autant, j’ai quand même exploré la piste internationale en travaillant avec des chefs aux Etats-Unis et en Europe de l’Est.

Comment avez-vous vécu le confinement ? Vos craintes ?

Les orchestres amateurs et les orchestres professionnels n’ont pas le même statut. Pour les amateurs c’est une tragédie, au même titre que le milieu sportif qui s’écroule en termes de nombre de licenciés. A Thiviers, lors du déconfinement nous avons fait nos répétitions en extérieur, en déployant beaucoup d’énergie pour faire revenir les musiciens. Ce qui est très problématique c’est l’isolement des membres. On joue dans un orchestre d’harmonie parce qu’on est musicien, mais aussi pour la dimension sociale de l’orchestre. Cette vocation sociale des orchestres d’harmonie est primordiale. C’est presque une question de santé publique. Quand les gens sont isolés toute la semaine, qu’ils ont des métiers sans interaction avec les autres, ce moment de la répétition hebdomadaire leur permet de s’évader, d’échanger avec les uns et les autres. Outre le confinement, les contraintes sanitaires sont en complètes contradiction avec ce qu’on attend de nos échanges humains. C’est une vraie souffrance.

Pour les professionnels, la situation est dramatique. Le gouvernement a utilisé un vocabulaire incroyable en distinguant les activités essentielles et les activités non essentielles. Les orchestres sont autorisés à répéter sans public, mais il faut être clair, ceux qui répètent encore sont ceux qui sont hautement subventionnés.  Car il faut pouvoir vendre des places pour avoir de la trésorerie. La plupart des orchestres professionnels ne répètent donc pas. Cette distinction entre activités essentielles et non essentielles, nous amène à réfléchir sur la place des artistes dans la société. Or il est évident que le spectacle vivant contribue à l’épanouissement et au bien-être de chacun. Les artistes proposent une évasion sensorielle, un voyage émotionnel, contribuent à développer l’imaginaire. Ils proposent un regard sur le monde, invitent à la discussion, à développer l’esprit critique. L’art est un besoin essentiel, vital, de l’humanité. Il suffit de contempler les grottes de Lascaux, cathédrale vivante d’art pariétal, pour se convaincre que de tout temps l’homme a eu besoin de l’art pour vivre et survivre. Dans cette période où nous avons tous besoin de lumière dans nos vies, on nous force à être dans l’obscurité.

Le confinement a vu la part du numérique augmenter considérablement, y compris dans les domaines artistiques. Qu’en pensez-vous par rapport à la pratique musicale ?

Pour moi la musique ne peut pas se faire en numérique. On peut avoir un cours en visio en face à face pédagogique, mais c’est impossible pour un orchestre. Surtout, la pratique de l’orchestre est consubstantielle au fait que les humains puissent être ensemble. On vient dans un orchestre parce que la pratique individuelle n’est pas suffisante. La visio et le numérique ne peuvent pas remplir cette dimension sociale et humaine de l’orchestre. Je reste sceptique par rapport à ces outils, qu’on peut utiliser temporairement, mais certainement pas sur le long terme.

Que peut-on vous souhaiter pour la suite de votre carrière ?

J’espère pouvoir continuer à naviguer entre ces deux mondes :  poursuivre une carrière de cheffe d’orchestre professionnelle car cela correspond à ce que je recherche en termes artistique et d’exigence, tout en continuant d’encadrer des orchestres amateurs pour leur rendre ce qu’ils m’ont apporté. C’est un équilibre de vie tout autant qu’une démarche militante pour le développement de la pratique musicale en amateur.

Artistiquement, j’espère explorer de nouvelles voies dans les deux cas : opéra, collaborations transdisciplinaires avec le théâtre et la danse, croisements des univers esthétiques (musiques du monde, jazz). C’est d’ailleurs aussi presqu’une question de survie après cette période de confinement très difficile pour la culture et le spectacle vivant. Notre survie va sans doute passer par notre capacité à travailler ces prochaines années en croisant les genres et les esthétiques, dans un esprit de solidarité.

[1] L’évolution des formats orchestraux dans le jazz français (1945-2010) : les nouveaux visages du “grand orchestre” contemporain, Chloé Meyzie-Rozier sous la direction de Vincent Cotro – Tours, 2015.

[2] Où sont les femmes, SACD (Société des Auteurs Compositeurs Dramatiques), 2016.

[3] Gyorgy Gyorivanyi-Rath, Instruction manuel for (upcoming) conductors, publié en 2020 : “Man or Woman? Earlier it was unimaginable for a girl to become a conductor. There were no female musicians in the orchestras, either. By today it has become clear that there is nothing in this profession a woman could not do entirely at the highest level, provided she has the traits required in this job. »