Propos recueillis par Caroline Rainette
15 avril 2022
Professeur de Culture musicale en conservatoire, au CFMI, au Pôle Supérieur 93 et à l’Université, Michaël Andrieu est docteur en musicologie. A côté de ses travaux sur les liens entre musiques et sociétés, il poursuit une importante activité en composition, arrangement et direction d’ensembles. Il intervient également depuis de nombreuses années en milieu carcéral. Fort de son expérience, il a conseillé le réalisateur Etienne Comar sur le film A l’ombre des filles.
Quel est votre parcours et comment est née votre collaboration avec Étienne Comar ?
Je viens de la musique savante institutionnelle, avec d’une part un parcours très classique de conservatoire (prix de solfège, d’analyse etc.) et, d’autre part, un cursus universitaire en musicologie (licence, maîtrise et thèse). Par la suite, j’ai travaillé dans ces deux milieux, occupant des postes de professeur d’enseignement artistique (composition, histoire de la musique, analyse), de directeur d’établissement, ou d’enseignant en musicologie à la Sorbonne, au CFMI ou encore au Pôle Sup’93. Aujourd’hui je suis professeur de culture musicale depuis une quinzaine d’année.
La prison est arrivée un peu par hasard. A l’âge de 18 ans, on m’a demandé d’animer une messe à la prison de Fresnes. On m’avait vanté un piano, qui aurait appartenu à Barbara, mais qui ne servait plus. Le piano en question était dans un état calamiteux, mais cette messe fut un tel succès que j’ai réitéré l’expérience peu après en donnant un concert au même endroit. C’est à ce moment que j’ai commencé à m’interroger sur l’activité musicale en prison. Après quelques recherches, je me suis rendu compte qu’aucune bibliographie n’existait véritablement sur le sujet. Alors en maîtrise à l’université, mon sujet de recherche était tout trouvé et j’ai ensuite poursuivi en doctorat.
Concernant le film, c’est tout simplement Étienne Comar qui m’a contacté par mail. En effet, en 2006, j’avais publié un livre sur la musique en prison, De la musique derrière les barreaux. En mai 2012, il m’a écrit pour me parler de son projet de film. Nous avons beaucoup échangé, et j’ai participé aux diverses étapes de la création, notamment aux relectures du scénario pour que les intrigues restent plausibles. La quasi-totalité des chansons et mises en voix qui sont présentées dans le film sont des exercices que j’utilise en cours. J’ai également participé au casting de certaines actrices. Étienne Comar auditionnait d’abord les actrices sur leur jeu puis, dans un second temps, je les écoutais à mon tour pour évaluer leur potentiel vocal. Une fois le casting arrêté, j’ai organisé des activités musicales, comme si nous étions en détention. Étienne Comar a pu commencer à filmer pour chercher l’ambiance du film, et certains extraits de ces séances ont d’ailleurs été conservés dans le montage final. Cette implication était très importante pour moi car, défendant ce sujet depuis de nombreuses années, je voulais absolument m’assurer que l’œuvre soit réaliste, ne travestisse pas son sujet. Il fallait éviter le syndrome Salieri dans Amadeus.
Dans le film, c’est un chanteur lyrique qui intervient. Pourquoi ce choix et quelles sont les genres musicaux représentés en prison ?
Il y a deux choses. D’une part ce chanteur lyrique apporte une caution de savoir, l’érudition académique qui fait autorité. D’autre part, il représente une qualité professionnelle d’enseignement et de pédagogie. Les musiciens qui animent des activités musicales en prison sont des professionnels. C’était important de le montrer dans le film. Si le personnage principal n’est pas très à l’aise avec la prison, il l’est en revanche beaucoup plus avec le matériau musical et la pédagogie. Le choix d’une voix de haute-contre s’est quant à lui fait au regard de la situation que cela créait du point de vue fictionnel un homme avec cette voix particulière dans une prison pour femmes.
J’ai commencé une étude pour évaluer les profils d’intervenants musiciens en prison. La plupart sont déjà enseignants et se questionnent sur la pédagogie de groupe. On retrouve assez peu de professeurs d’instruments traditionnels, lesquels sont habitués à une méthode d’enseignement individuel, qui n’est pas possible en détention. On retrouve plutôt des musiciens intervenants. D’ailleurs, la seule chose un peu moins plausible dans le film, c’est que l’intervenant est rapidement un excellent pédagogue même s’il peine un peu au départ !
Concernant les genres musicaux représentés en prison, il y a vraiment de tout : musique contemporaine, chanson, variété française… Les conseillers d’insertion et de probation, du moins ceux que j’ai rencontré, font un effort pour qu’il y ait cette pluralité. Il y a aussi des ateliers hip-hop, ce dont la presse fait le plus écho. Bien sûr, il est nécessaire que ces ateliers existent, le but n’étant pas de déconnecter le détenu de ce qu’il aime. Mais je pense qu’il est aussi important de s’ouvrir aux autres par la découverte d’autres styles musicaux. C’est le principe d’une œuvre d’art et de toute pratique artistique.
À titre professionnel, comment préparez-vous vos interventions ?
A mon sens, je ne donne pas un « cours de musique » en prison. Le terme est trop vague, recouvre une diversité de pratiques, et personne n’a la même définition de la “musique”. Pour ma part, j’élabore et nomme mes ateliers en fonction d’un thème bien précis que je travaille en amont.
L’année dernière, par exemple, j’ai demandé au centre national des études spatiales l’autorisation pour utiliser des photographies de Thomas Pesquet dans un atelier. Prises depuis l’espace, ces photographies ne se limitent pas à un seul État. L’idée était donc de les illustrer par des musiques traditionnelles venant des quatre coins du monde, de faire déborder ces musiques entre elles et entre leurs interprètes. Et puis il y a un côté complètement incongru entre le recul qu’offre une vue depuis l’espace et la fenêtre d’une prison d’où l’on ne voit pas grand-chose.
J’ai aussi pour projet la mise en musique des films muets des frères Lumières. J’essaie de sélectionner des films assez typiques, qui apportent un rythme, une couleur, une idée musicale à développer : militaires au pas, personnages qui dansent… Ces images suggèrent immédiatement des idées musicales. À l’inverse, d’autres films sont très statiques et dont plus libres pour la création. Il s’agira donc de faire un atelier de création sonore, d’improvisation ou de composition en fonction du niveau musical de chacun. À l’issu de cette activité, un DVD cristallisera cette mise en musique.
L’intervention culturelle en prison est farouchement décriée par un certains nombre d’acteurs anticarcéraux et plus particulièrement le Genepi. Comment vous positionnez-vous par rapport à ces critiques ?
C’est une question qui n’est pas la mienne car ma démarche est uniquement musicale. A mon sens aucune institution, même carcérale, ne doit être dépourvue de musique. Beaucoup de projets sont développés à l’hôpital ou à l’école ; pourquoi un détenu aurait-il moins accès à l’enseignement musical ? Je n’interviens pas en prison pour les détenus ni pour l’administration pénitentiaire, je le fais pour la musique. De plus les activités entraînent une stabilité dans la prison, on contribue à une forme de paix sociale, mais aussi de respiration dans le temps carcéral. Bien sûr je peux avoir un regard critique sur la prison dans mes travaux en tant qu’artiste, mais prison les détenus doivent pouvoir avoir accès à la musique.
Avez-vous vu une évolution de la pratique musicale en milieu carcéral ces 20 dernières années ?
Les intervenants se sont professionnalisés, et le regard des référents culturels s’est affiné. Quand j’ai commencé, à la fin des années 1990, la valeur artistique était secondaire. Aujourd’hui, on demande des restitutions, dont vont dépendre les financements. Il y a une exigence, et en corollaire un plus grand respect des détenus et du plaisir ressenti pendant ces ateliers. C’est d’ailleurs une notion importante pour moi, une peine peut contenir des moments de plaisir. De manière plus générale, l’Éducation Artistique et Culturelle s’est beaucoup développée, ce qui n’était pas le cas il y a 20 ans. Aujourd’hui, il y a une meilleure considération de la valeur humaine, artistique et sociale de cette activité.
Des améliorations sont néanmoins encore possibles, notamment avec les intervenants. Nous ne nous connaissons pas entre nous, or le partage d’expérience serait bénéfique pour tous, de même que créer un sentiment d’appartenance en favorisant les liens entre professionnels. C’est terrible d’apprendre que certaines activités ne fonctionnent pas, alors qu’un simple partage d’expériences pourrait débloquer la situation pour un intervenant un peu perdu. Par ailleurs, il faut réfléchir sur la question de la restitution, car aujourd’hui encore avoir un objet final est essentiel pour clôturer un atelier (disque, DVD, concert…). Or ce n’est pas le but des ateliers, qui se concentrent sur la simple envie de jouer de la musique, de sortir le détenu quelques heures de son enfermement.
Pour conclure, qu’avez-vous pensé du film en le découvrant ?
Avec une telle implication dans le processus de création, ce n’est pas simple d’avoir du recul. J’étais pressé de voir le résultat final après avoir vu des bouts de tournage et lu le scenario, mais j’avais beaucoup d’appréhension. Après visionnage, je ne sais toujours pas comment le classer. Une comédie ? Un drame ? C’est un objet cinématographique non-identifié ! Et il me semble que c’est une bonne chose de ne pas réussir à le classer. In fine, le film est très honnête par rapport à la réalité de la prison. On a exclu l’idée qu’on ne faisait que du rap en prison, ce qui n’est pas vrai. On a exclu l’idée que les prisons sont toutes sales. On a exclu l’idée que tous les détenus sont en jogging. Et puis le film montre bien les différences culturelles entre détenus. Au final le film est fidèle à mon expérience, avec des gens d’horizon très différents, dont je ne connais pas le parcours ni ce qui les a amené en prison, ne parlant parfois pas un mot de français, mais partageant quelques instants ensemble autour de la musique.
Bibliographie indicative
- Michaël Andrieu, De la musique derrière les barreaux, L’Harmattan, 2006
- Philippe Claudel, Le bruit des trousseaux, Le Livre de Poche, 2003
- Philippe Combessie, Sociologie de la prison, La Découverte, 2009
- Romain Dutter, Symphonie carcérale, Steinkis Editions, 2018